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    Le Saire - Cotentissime

    Extrait du livre « Cotentissime »

    Texte Jean Jacques Lerosier

    Big Red One Edition

    L’or vert du val de saire

    Gaec du , les légumes bio de la famille Leroy

    La mer lèche le bout du champ qui s’estompe en rivage caillouteux à la pointe est du Cotentin. Michel Leroy et ses deux fils, Guillaume et Sébastien, agriculteurs au Gaec du à Anneville-en-Saire, n’ont pas vraiment le temps de regarder la mer. Affairés qu’ils sont à déplanter de jeunes pousses de poireaux qu’il faudra replanter le lendemain dans une autre parcelle. Michel, le père, conduit le tracteur, attentif à ne pas sortir des sillons de la pépinière. À l’arrière du tracteur, sur un petit plateau, Guillaume et Sébastien saisissent sur un tapis roulant les petits légumes qu’une machine vient de récupérer en terre. Il faut aller vite pour les trier, les ranger en botte dans des cageots chargés plus tard dans la camionnette blanche.

    Dans le Val de Saire, réputé pour la douceur de son climat, l’exploitation légumière des Leroy possède une caractéristique majeure. Depuis quarante ans, cette entreprise familiale cultives tous ses légumes en bio. Sans traitement chimique anti-désherbants, sans pesticides, que des engrais organiques. Quand André Leroy et sa femme Gisèle démarrent l’activité agricole, ils conjuguent alors l’élevage de bovins et la culture des légumes. Leur fils Michel les rejoint en 1982 avec son épouse Martine pour se consacrer exclusivement aux légumes bio. La troisième génération suivra avec les deux fils de Michel. Guillaume arrive en 1997 et Sébastien, en 2002. Le père et les deux fils fondent le Gaec, Groupement agricole d’exploitation en commun, du où travaillent aujourd’hui une douzaine de salariés. « Je préparais un CAP en cuisine et mon frère se formait comme tourneur-fraiseur. Pour lui comme pour moi, l’appel de la terre fut le plus fort. »

    Leur révolution légumière s’est produite bien avant la percée commerciale du bio. « Mon père André avait lancé cela en 1976 en démarrant par la carotte, raconte Michel. Il ne voulait trop entendre parler de chimie dans ses champs. J’ai commencé avec lui sur cinq hectares. On se retrouve aujourd’hui avec 90 hectares, tout en bio. Les contrôleurs d’Ecocert passent tous les ans. » Jadis, les certificats bio étaient validés par Nature et Progrès. Chaque semaine, Michel partait livrer ses légumes à Caen dans un des magasins de la Vie Claire. De ses mains calleuses, il attrape une poignée de terre. Les limons sableux du Val de Saire sont riches. « J’ai toujours entendu dire que la terre d’ici était une des meilleures. À la condition de la respecter ». C’est-à-dire de faire tourner les légumes d’un champ à l’autre, d’une année sur l’autre. « À la Cannivière, l’an dernier, on a fait des pommes de terre avant des oignons. Au Sipion, on passe des radis noirs aux poireaux, plus gourmands que d’autres légumes. »

    Chez les Leroy, le secret d’une bonne culture réside dans « une bonne terre, bien préparée, bien propre, ajoute Guillaume. Le désherbant principal, ce sont nos mains et nos genoux. Le bio n’est pas une nouvelle mode chez nous. De mi-avril à mi-juin, on passe des heures et des heures à quatre pattes à désherber et sarcler les pépinières de poireaux et de céleri-rave. Nous n’achetons jamais de produits-miracles.  » Le hangar abrite un drôle d’engin, un désherbeur à gaz, pas moins de dix bouteilles de gaz sont installées à l’avant de la machine. « C’est efficace pour brûler des petites ordures. Mais, il faut la manier avec beaucoup d’attention et de concentration. Je ne la laisse pas entre toutes les mains. »

    Non loin d’un champ de carottes « bâchées pour les protéger des insectes », le ramassage du trio s’achève dans la pépinière de poireaux. La culture du poireau s’effectue en deux temps. Vers la mi-mars, les graines achetées sont semées en plein champ. Vers le mois de juin, quand le poireau fait la taille d’un crayon, il est déplanté de la pépinière puis replanté ailleurs pour mieux pousser. L’opération de replantage se déroule dans un champ voisin. Le tracteur n’a pas de conducteur. Il avance droit sans que personne ne touche au volant. « Cela permet d’économiser un homme ». À l’arrière, ils sont cinq hommes sur un plateau. Deux distribuent les bottes, les trois autres les pincent dans la planteuse à poireaux, « une superbe invention polonaise qui ne se fabrique plus, c’est dommage. » La répartition des tâches est réglée comme du papier à musique. « Dans une journée, on arrive à planter trois à quatre vergées. » Au , on peut parler en vergées, une mesure ancienne, cinq vergées étant l’équivalent d’un hectare. Le cycle du poireau est le plus long de tous les légumes, sept mois environ. Les dix hectares de poireaux seront récoltés à partir de la fin octobre « quand ils seront jolis. »

    Le tracteur s’arrête. Les hommes se regroupent, se regardent. La scène fait penser à un ou deux tableaux de Jean-François Millet, le quasi-voisin de Gréville-Hague, sur les travaux des champs. Arrive le rituel de la collation, un moment qui a disparu dans bien des exploitations. « Le matin, c’est vers 10 h et l’après-midi, on fait le goûter vers 16 h. Nos salariés y sont très attachés. Comme on travaille en deux équipes, cela permet de se trouver et d’échanger, de faire le point. » De parler du temps. « Notre métier est tributaire de la météo. On ne travaille jamais sous la pluie, cela massacre la terre. Des étés très pluvieux sont une catastrophe pour nous. » A dire vrai, les Leroy ne sont guère friands d’eau, ils n’arrosent jamais leurs plantations. « Nous ne possédons aucun système d’irrigation, à la différence d’autres maraîchers. Une terre bien aérée, bien travaillée reste suffisamment humide pour les légumes. En revanche, le vent d’est, en principe plus rare que le vent d’ouest, reste l‘ennemi du légume. Il dessèche trop rapidement la terre. »

    Le menu annuel du est copieux, c’est le moins que l’on puisse dire. Trois cents tonnes de choux, cent cinquante tonnes de poireaux, autant de pommes de terre, cent vingt tonnes de radis, autant de betteraves, quatre-vingts tonnes d’oignons et d’échalotes, soixante-dix tonnes de carottes, une soixantaine de céleris-raves, une cinquantaine de navets, une trentaine de panais, une dizaine de potimarrons. Et aussi de la courge spaghetti, des butternuts… La famille des choux est nombreuse, avec six frères et sœurs : le brocolis, le romanesco, le chou rouge, le chou blanc, le chou milan et Dans le Val de Saire qui reste un des grands centres de production légumière de Normandie, la culture du chou-fleur est historique. Une « Notice sur le commerce des produits agricoles » indique qu’en 1906, « la culture maraîchère est pratiquée avec succès aux environs de Cherbourg, à Tourlaville, Montfarville, Réville. » À Fermanville, le viaduc qui traverse la vallée des Moulins assurait par rail, le transport quotidien du lait, du beurre et des légumes du Val de Saire vers Cherbourg d’où ils partaient en train à destination de Paris. Victor Hugo parlait des « riches agriculteurs du Val de Saire ».

    Légume le plus fragile car sujet aux maladies, la pomme de terre ouvre la saison du . Sa récolte débute en juillet, elle dure deux mois. « On est régulièrement en manque d’une année sur l‘autre. » Ce n’est pas de la faute à Guillaume. A table, ce bon cuisinier et excellent pêcheur n’est pas un fan de soupes. Les Leroy cultivent principalement deux espèces : la charlotte à chair ferme, « bonne pour cuire à l’eau » et la mona lisa, « excellente pour les frites et la purée ». Les grenailles sont stockées dans des palox, de grands casiers en bois afin qu’elles germent durant l’hiver. « On les met en terre quand les jets ne sont pas trop grands. » Sarclées, binées, buttées avec grand soin, elles peuvent se faire attaquer par le mildiou. « C’est une bataille permanente. Dès qu’on aperçoit quelques petites taches rondes sur une feuille, on passe de l’engrais foliaire afin de le ralentir, de le freiner au maximum. »

    Dans le petit bureau du hangar, Émilie, la femme de Sébastien, valide les dernières commandes arrivées sur le site internet, lebiovaldesaire.fr « J’irai les livrer demain matin. Face au succès croissant des circuits courts, nous avons créé un site internet pour les consommateurs de la région. » La distribution dans le Val de Saire reste marginale. L’essentiel de la production du part dans le sud de la France. « Nos grossistes sont installés là-bas. Ils nous sont fidèles. On gère toutes les commandes par téléphone. C’est souvent papa qui s’en occupe, il les connaît tous, depuis le temps. Toutes ses matinées se passent au téléphone. Papa n’utilise jamais l’ordinateur. »